télécharger 316.1 Kb.
|
WEIRD DREAMSUne nouvelle de Rupert Goodwins---------------------------------- Traduction : Laurent (http://www.grospixels.com/) Avant-propos Cette nouvelle était incluse dans la documentation du jeu vidéo Weird Dreams, édité par Rainbird en 1988 sur Atari ST, Commodore Amiga et PC, dans lequel le joueur incarne Steve Trevathen, personnage principal. La fin du récit est déterminée par le déroulement du jeu. Pour plus d’informations sur le jeu : http://www.grospixels.com/site/weird.html Pour lire la version originale de la nouvelle en anglais : http://www.grospixels.com/site/wdeng.html Le style de Goodwins est bourré de clins d’œil et références à diverses oeuvres littéraires, ainsi que d’un grand nombre de jeux de mots. J’espère ne pas être passé à côté de trop de choses. Chapitre 1 Le jour se levait sur Plymouth. Un ciel gris s’éclairait sur des rues sans intérêt, parcourues par de mornes laitiers, aussi insignifiants que les petites impulsions électriques qui à ce moment déclenchèrent un million de radioréveils. Dur de se lever, pensa Steve. La radio, le champ des oiseaux, pas de doute, on est bien lundi matin. Il soupira, se retourna, et sans ouvrir les yeux donna une claque à son réveil, un coup net et précis sur la touche « snooze ». 9 minutes de sommeil en plus, ça ne peut pas faire de mal. Et ça lui apprendra. C’est têtu, un radioréveil. 9 minutes plus tard, bravant un nouveau soufflet, l’appareil se remit en marche, déversant par son haut-parleur une musique pop indescriptible. Il devenait urgent que Steve se réveille, ou il allait rater le bus, et devoir courir. Quelque chose d’étrange se mêlait à sa torpeur matinale... Les nouvelles du matin étaient passées, deux chansons avaient été diffusées. Il fallait qu’il se lève, à présent, qu’il enfile ses baskets les moins répugnantes, un t-shirt qui puisse raisonnablement être porté jusqu’au soir, qu’il passe par la salle de bain se raser les dents.... Déjeuner, journal, météo à la télé.... Un peu plus tard, Steve commença à diagnostiquer son problème. Il se sentait un peu désemparé car la veille sa maman lui avait annoncé que finalement elle ne partirait pas vivre à Birmingham. Il venait de s’en souvenir. Rien que ça, auquel il faut ajouter un début probable de grippe. Pour compléter le tableau d’un lundi matin peu reluisant, une note de son dentiste lui annonça que la date de son check-up bisannuel était proche. C’était même, à vrai dire, pour le lendemain. Steve courut après le bus, s’assit et se remit à lire son journal. Arrivé au terminus, il parcourut en une dizaine de minutes la distance qui le séparait encore de son travail. Le ciel était gris, et le pavé humide. Il ne pleuvait pas encore, mais ce n’était qu’une question de minutes, ce qui ne fit rien pour qu’il se sente mieux. Une fois dans son bureau, il expliqua à Emily combien il se sentait patraque ce matin. Emily était une jeune fille qui officiait dans le bureau voisin du sien, et sur laquelle Steve avait des vues. Il avait pensé plusieurs fois à se déclarer, mais avait toujours fini par renoncer. Peut-être qu’en laissant une certaine amitié s’installer, il pourrait enchaîner en douceur, qui sait ? Il n’avait jamais remarqué, dans son égocentrisme sentimental, combien Emily était insatisfaite de sa vie et s’y ennuyait. Plus grave, mais cette fois ce n’était pas sa faute, il n’avait jamais remarqué qu’Emily était un démon. Un démon qui s’ennuyait. Une de ces créatures qui consacrent leur vie éternelle au mal, au chaos et à la discorde. Trois mille années auparavant, Zelloripus avait été banni du Cercle Central de la Cour d’Asklarioum, en pays de Chael, pour crime contre ses congénères démons. Une machination machiavélique qui, si elle avait fonctionné, lui aurait donné plus de pouvoir que l’Elu lui-même. Au lieu de cela, il se trouvait réduit à prendre la forme d’un être humain, dénué de la majeure partie de ses pouvoirs démoniaques et obligé de vivre sur la plus déplaisante des planètes. La Terre. Après trois mille ans d’exil, à peine arrivé à la moitié de la peine prononcée, c’est peu dire qu’il s’ennuyait et qu’il était insatisfait de sa vie, fut-elle éternelle. Soixante siècles à Plymouth suffisent à rendre morose n’importe qui. Même un démon capable de faire fondre toute crème glacée à vingt kilomètres à la ronde. Emily avait le plus grand mépris pour le genre humain, cette espèce inférieure qui vit à peine plus de soixante dix petites années. En particulier Steve, qui, par sa mollesse et l’air somnolent qu’il affichait chaque matin, semblait la narguer, évoquant une sorte de paix intérieure à laquelle elle n’avait pas droit. Les démons ne dorment jamais, en raison du risque qu’un Autre ne les attaque durant leur sommeil. C’est un danger permanent. Une sorte de vague rêverie est le seul repos de l’âme qu’il peuvent se permettre. Et encore, cela est strictement interdit à tous ceux qui ont été exclus du Royaume, car au dehors les forces du Bien sont omniprésentes, et veillent constamment. Même à Plymouth, cette ville qui poussait lentement Zelloripus vers son point de rupture. Jusque là, elle avait scrupuleusement suivi les règles. User de ses pouvoirs dans des affaires mortelles pouvait doubler, voire tripler sa peine, à condition bien sûr qu’elle se fasse prendre. La tentation, toute fois, grandissait de jour en jour. Se défouler sur quelque chose ou quelqu’un, détruire, brûler. La conversation qui eut lieu ce matin là entre Emily, puisqu’on devait l’appeler ainsi, et Steve n’est due qu’au hasard et à la malchance, mais le fait est qu’elle fut l’événement de trop. Trop de bâillements, de soupirs, de nonchalance, trop d’humanité. Emily avait épuisé son quota de patience. - Salut Emily, dit Steve, tu as de bien grands yeux pour un lundi matin. J’aimerais être aussi réveillé, mais j’ai passé l’essentiel du week-end au lit. - Mon pauvre ami, dit Emily, que se passe-t-il ? - Oh, je sais pas, un début de grippe sans doute. Tout ce que j’ai la force de faire, c’est dormir. J’ai du faire un gros effort pour me lever ce matin. Tu n’as pas un truc, quelque chose qui pourrait me remonter un peu ? Emily, plongée dans son amertume et sa colère, était à bout. - Non, dit-elle, en général je n’ai pas ce genre de problème. Avec le sommeil, je veux dire. Je ne dors pas beaucoup. Dans une vaine tentative d’être drôle, Steve se lança dans une formule des plus maladroites : - Peut-être que tu devrais dormir avec moi, rien de tel que de passer la nuit à veiller un malade pour retrouver le sommeil ! - Bien sûr, répondit Emily, souriante. Dis-moi, Steve, rêves-tu beaucoup ? - Rêver ? Bof, on peut pas vraiment dire ça comme ça. A mon réveil je ne me souviens d’aucun rêve, en tout cas. Mais si je rêvais, ça serait sûrement de toi. - Comme tu es gentil. Je peux peut-être t’aider. Le sourire d’Emily commençait à prendre des allures d’alignement de lames de rasoir. Je veux dire, pour ta grippe. Je dois avoir quelque chose dans mon sac à main. Attends.... Steve était aux anges. Peut être qu’il était temps de l’inviter quelque part. Il y avait bien la fête foraine à la sortie de la ville..... non, elle était trop intelligente pour ce genre de plan. Dehors, le ciel s’obscurcit un peu, comme si un banc de nuages était passé devant le soleil. Elle revint. - Nous y voilà, voici quelque chose qu’un pharmacien m’a donné un jour où j’ai eu la grippe. Elle tenait une petite bouteille, dont l’étiquette n’indiquait rien de lisible, et dans laquelle Steve perçut trois comprimés blancs. - Il faut les prendre avant les repas. Prends les tous les trois ce soir, bois un peu de vin avec le fromage, et demain matin tu seras un autre homme. - Merci beaucoup Emily, dit Steve en prenant la bouteille. Je ferais ça ce soir. Tu fais quoi, le week-end prochain ? Ca te dirait d’aller au ciné voir le dernier Stallone, ou quelque chose dans le genre ? - Je ne suis pas sûre, mentit l’être maléfique qui venait de passer trois mille ans de week-ends ennuyeux. Voyons déjà comment tu te sentiras dans deux jours. C’est que je ne voudrais pas nuire à ta convalescence.... - Oh, je sais que j’irai bien ! Et je ne changerai pas d’avis. - On verra, dit Emily, dont le ton, soudain plus sec, faillit trahir sa haine envers l’être avec lequel elle conversait. Ce soir là, Steve repensa aux derniers mots qu’elle avait prononcés. Quelque chose n’allait pas. Il tira d’ailleurs la même conclusion de l’examen du chili con carne qu’il venait de réchauffer au micro-onde pour la troisième fois. Il se souvint alors que du fromage et du vin lui avaient été recommandés, et bien que se sentant beaucoup mieux qu’au matin, il se prépara à prendre le remède miracle qui allait lui garantir un mardi des plus favorables et entreprenants. Il avisa un morceau de fromage, et ne restait qu’à aller à la boutique du coin chercher une bouteille de vin. De retour à son appartement, il engloutit les trois comprimés, qu’il fit passer au moyen d’un verre de Bourgogne, suivi d’un sandwich au fromage. Un rapide coup d’œil au programme télé lui confirma qu’on était bien lundi - pourquoi il n’y a jamais rien à la télé le lundi ? - et il jugea raisonnable d’aller se coucher tout de suite. On l’oublie souvent, mais la magie n’est rien d’autre qu’une série de phénomènes qui pourraient être scientifiquement prouvés. Les enchantements de Merlin auraient pu impressionner Pasteur ou Einstein, voire les influencer dans leurs travaux. Si les deux écoles ne se sont jamais rencontrées, et si la magie a fini par disparaître et perdre toute crédibilité au profit de la science, c’est juste parce que ses créateurs les Immortels s’étaient à l’origine évertués à entourer leurs prodiges pourtant bien réels de tout un cirque mystique. Au fil du temps, des générations de magiciens se sont ainsi entêtés à poursuivre des expériences qui ne donnèrent aucun résultat concret, et pour cause, la majeure partie de celles-ci n’étaient que des simagrées, destinées à donner une aura irrationnelle à des événements parfaitement explicables. Pire, la magie était devenue une pratique dangereuse, pouvant entraîner des conséquences incontrôlables. Emily, elle, pratiquait l’Art Sombre. Cette forme de magie était à l’origine de sa situation - exilée sur la terre parmi les humains -, car elle avait le désavantage de rendre celui qui s’en servait facilement détectable par les autorités d’Asklarioum. Matérialiser les trois comprimés avait ainsi représenté un gros risque pour elle, mais sa parfaite connaissance de la biochimie humaine lui avait été d’un précieux secours. Alors que Steve plongeait dans un profond sommeil, les trois comprimés gisaient, inertes, dans son estomac. Lentement, les sucs gastriques en firent fondre l’enveloppe extérieure, permettant aux composants de commencer à agir. Ces composants étaient d’un genre qu’on avait point vu sur la Terre depuis des millions d’années. N’importe quel chimiste digne de ce nom se serait précipité pour les analyser. Les longues chaînes de molécules se disloquèrent lentement, révélant d’intéressantes substances que l’alcool contenu dans le vin aida à faire percer la paroi de l’estomac. Les enzymes digestifs qui les attendaient à l’extérieur n’étaient pas préparés à ce qui se dirigeait vers eux. Un véritable massacre chimique eut lieu. Une fois franchie la première étape de la digestion, les substances inconnues atteignirent la circulation sanguine. Dissoutes dans le plasma, elles se dirigèrent vers le cerveau de Steve. Face à cette invasion, la barrière cérébrale, cette merveilleuse invention du corps humain qui freine les molécules de pizzas contenues dans le sang pour ne laisser entrer que l’oxygène, fut aussi efficace qu’un agent de la circulation face à un cordon de tanks. L’Art Sombre d’Emily était arrivé à ses fins. Le cerveau de Steve fut sans défense contre ce blitzkrieg chimique. Les vastes réseaux de neurones, inutilisés pour la plupart, étaient là, offerts en pâture aux substances maléfiques. Elles s’activèrent jusqu’à l’arrivée de la dernière molécule, ralentissant les récepteurs de dopamine, stimulant les synapses. Une véritable toile d’araignée se répandit dans le cerveau de Steve, jusqu’à en contrôler chaque partie. Une fois chose faite, les substances se mirent au repos. Steve eut un léger sursaut, mais continua à dormir. Chapitre 2 Le jour suivant, Steve fut réveillé comme d’habitude par son radioréveil. Bizarrement, la musique le gênait profondément, alors que les autres jours il ne l’entendait même pas. Il arrêta immédiatement l’appareil, et s’abandonna aux chants des oiseaux, aux Ford Sierra parcourant la rue proche de son immeuble et à tous les autres bruits qui égayaient ses matinées. Couché sur le dos, il examinait son plafond : Gueule de bois ? Non, il n’avait bu que deux verres de vin avant de se coucher, et ne se sentait pas si mal, c’est juste qu’il était..... complètement réveillé. D’ordinaire, il ne l’était pas avant de monter dans le bus. Il jeta un oeil à son radioréveil, persuadé d’avoir dormi plus que de raison, mais non, il lui restait bien une bonne demi-heure avant de devoir quitter son appartement. Il ferma un instant les yeux, et tout se mit à tourner. Il se rappela ses vacances en Ecosse, plus de quinze ans auparavant. Un jour, il s’était rendu au bord d’une falaise, et avait ressenti une étrange sensation, dont ses parents lui avaient dit qu’on appelle ça le vertige. A présent, il ressentait la même chose. Il s’agrippa à son matelas, et ouvrit les yeux le plus vite possible, en sueur. Encore cette grippe ? On bien était-ce un effet secondaire des ces pilules prises la veille ? Jamais il n’avait été aussi violemment agressé par le vertige, et pourtant il en avait pris des médicaments dans sa vie.... Peu à peu, il trouva la force de se lever, et ses activités matinales l’aidèrent à reprendre le dessus. Arrivé au bureau, il rendit immédiatement visite à Emily. - Salut, Emily. Ces comprimés semblent avoir fonctionné, tu sais ? Plus de grippe, plus de fatigue, même pas un petit mal de gorge. En plus, je me sens vraiment d’attaque, en pleine forme, finie la somnolence du matin. Comment s’appelle ce médicament ? J’aimerais m’en acheter pour la prochaine fois. Emily fut surprise par la question et bafouilla. - Euh....je suis contente que ça ait bien marché, en tout cas. A vrai dire, je ne me souviens plus du nom de ce médicament... Si ça me revient, je te le ferai savoir. - D’habitude tu as une excellente mémoire, dit Steve. La mienne, c’est une vraie passoire. J’ai du mal à me souvenir de ce que j’ai fait il y a cinq minutes. J’oublie même les rendez-vous chez le médecin, ou d’acheter du lait, des trucs comme ça..... Oh non ! - Qu’y a-t-il ? Tu viens de te souvenir que tu as rendez-vous chez le médecin, je parie. - Le dentiste...Quelle heure est-il ?...Ecoute, je suis pressé....On se voit au déjeuner...S’il me reste des dents ! Il se précipita dans le bureau de son chef justifier son absence pour le reste de la matinée, sortit de l’immeuble en courant, et prit la direction du cabinet de son dentiste, situé à moins d’un kilomètre de là. En se dépêchant, il pourrait encore arriver à l’heure. Il longea une longue avenue, et une fois passée l’église bombardée, le commissariat, la bibliothèque et les entrepôts, en haut d’une côte se trouvait le cabinet du Dr V. Sells, le docteur Vaisselle comme il l’appelait lorsqu’il était gamin. L’infirmière, toujours la même depuis qu’il venait là, était en pleine action : - Bonjour Mme Wilkinson, bonjour Mr Trevathen, s’adressant à Steve, asseyez vous, le docteur est un peu en retard.... Entre deux patients, elle lisait une collection de Maisons&Jardins vieille d’au moins vingt-cinq ans. Pendant ce temps, au bureau, le courrier du matin était déjà trié et distribué, et comme tous les jours les employés prenaient une demi-heure de pause avant l’arrivée de nouveaux sacs pleins d’enveloppes. Jill fit le tour de tous les bureaux pour recueillir le courrier à expédier, laissant Emily seule quelques minutes. Le démon regarda sa montre, et se sentit soudain un peu moins las. D’une minute à l’autre, la première partie de son plan allait porter ses fruits. Au plus profond du cerveau de Steve, d’importants changements avaient lieu. Son hippocampe était peu à peu envahi par un ersatz de matière grise qui, bien que normalement empreint de la perception qu’a le sujet de l’instant présent, s’enrichissait d’éléments de sa mémoire à long terme, mêlant le tout pour devenir plus puissant. De larges portions de l’esprit de Steve furent peu à peu converties en ce qu’on pourrait considérer comme l’équivalent biologique de la RAM d’un ordinateur. Une mémoire qui enregistre des données et s’en sert pour contrôler l’ensemble du système. Une mémoire qui se contentait pour l’instant d’emmagasiner des informations Pour l’instant seulement... Le processus était complexe. Si quelque chose attirait l’attention de Steve, il fallait le trier et l’archiver. Qu’il soit amusé, effrayé ou simplement intrigué, tout devait être analysé et enregistré, jusqu’à ce que la quantité de données stockées soit suffisante. Pour accélérer les choses, il fallait que son esprit soit constamment en éveil, et à cet effet les substances introduites par Emily dans son cerveau firent le nécessaire : augmenter son QI dans des proportions considérables, accentuer sa capacité d’observation, le rendre capable de fixer longuement son attention sur des choses complexes.... Rapidement, Steve devint une sorte de génie intellectuel. C’était finement joué de la part d’Emily : Non seulement le cerveau de Steve serait particulièrement bien rempli au moment de passer à la seconde phase du plan, mais en plus son intelligence devenue supérieure lui donnerait une pleine conscience de ce qui lui arrivait. Son esprit pourrait même, dans le meilleur des cas, tenter de se défendre, ce qui ajouterait du piment à la situation. Elle se réjouit de penser que Steve, l’individu le plus banal qu’elle avait rencontré depuis qu’elle était sur la Terre, serait confronté au résultat de milliers d’années d’ennui pour un démon. Une belle revanche. Steve, de son côté, était toujours à des lieues de se douter de ce qui se passait dans son crâne. Par contre, il était pleinement conscient du mauvais état de la décoration, dans la salle d’attente du docteur Vaisselle. Le poster avec les petits lapins, prévenant les enfants contre les dangers de la plaque dentaire (« brosses toi les dents ! Y a plein de germes dedans ! ») était à moitié déchiré. Il connaissait cette salle ainsi aménagée depuis qu’il venait dans ce cabinet, et elle n’avait pas été repeinte depuis des décennies. Le fauteuil de dentiste du Dr Sells, en polypropylène jaune et orange vif, était le parfait exemple de ce que la Sécurité Sociale offrait aux médecins au début des années soixante. En se faisant cette observation, Steve se demanda pourquoi il pensait à ça tout à coup, lui qui ne s’était jamais posé de question en venant ici tous les six mois depuis tant d’années, à part se demander si le docteur allait lui plomber une dent de plus ou non. Et ces vieux magazines ? C’est donc comme ça que les gens rêvaient de se loger, à l’époque ? Les gens qu’on y voyait en photo portaient des vêtements devenus risibles de nos jours, mais Steve se rappela soudain de l’époque où il les trouvait au contraire très à la mode. Et il se dit que le t-shirt et le jean qu’il portait seraient peut-être ridicules dans quelques années... Les rêveries de Steve furent taillées en pièce par la sonnerie annonçant le patient suivant. C’était son tour. - Mr Trevathen ? Entrez je vous prie. Steve se leva et pénétra dans le cabinet. Le Dr Sells était encore en train de classer des papiers sur son bureau. Au milieu de la salle, l’antique fauteuil et sa batterie d’instruments de torture se dressaient, tel qu’il les avait toujours connus. - Bonjour Steve, dit le dentiste, asseyez vous. Des problèmes depuis la dernière visite ? C’est bien de voir que vous suivez sérieusement ces check-up. Trop de gens laissent traîner les choses, et quand ils viennent me voir, il y a des tas de choses à réparer. Comment va votre mère, au fait ? C’est bien à Birmingham qu’elle vit à présent, n’est ce pas ? Comme à chaque fois, Steve était mitraillé de questions sans qu’on lui laisse le temps de prononcer un mot. Ayant enfin la parole, il répondit d’une traite. - Oui, elle a un appartement à Birmingham, et elle va bien. Je pense aller la voir pour Noël. Mes dents vont bien, à ce que je sais, mais je préférerais être sûr de ne passer à côté de rien qui mérite une intervention. - Voilà une attitude très responsable. A présent, allongez vous, et ouvrez grand.... Steve regarda la lampe qui le surplombait. - C’est une nouvelle lampe, n’est ce pas ? L’autre n’était pas de la même couleur. - C’est juste. Vous êtes un fin observateur ! Celle-ci est un nouveau modèle à faible consommation. Elle dure plus longtemps et éclaire mieux. Je ne crois pas que qui que ce soit d’autre ait fait attention à ce détail. Ouvrez grand.... L’infirmière entra dans le cabinet, et s’apprêta à noter l’état des dents de Steve sous la dictée du docteur. - La 3 est OK, la 2 est OK, la 1 est OK, la 1 est OK, la 2 est OK, la 3 est OK, le plombage de la 4 est un peu abîmé, on va arranger ça... Le Dr Sells poursuivait sa litanie depuis plusieurs minutes quand Steve remarqua enfin l’odeur d’antiseptique qui régnait dans le cabinet, le bruit de machinerie qu’émettait le fauteuil, et les larges posters montrant des cartes de dentition qui ornaient les murs. Il sentit le dentiste gratter ses molaires. Comme il avait oublié le rendez vous, il ne s’était pas livré à un brossage rigoureux, comme il le faisait d’habitude en pareilles circonstances. - On a été un peu négligeant sur le brossage, à ce que je vois ? La phrase typique du dentiste, pensa Steve, reconnaissant ce ton paternaliste qu’il connaissait bien. Le docteur à toujours raison ! - Une de vos prémolaires est cariée, et il y a un plombage à refaire. On va s’en occuper tout de suite. Steve avait de nombreux plombages dus à une enfance très sucrée. Chacun d’entre eux était associé à des souvenirs. Divers instruments de torture avaient été utilisés sur lui, creusant, meulant, vidant chacune des dents incriminées. Steve fut soudain étonné de la force avec laquelle ces images effrayantes lui revenaient soudain, tandis que le dentiste l’usinait une fois de plus. Quand il lui fut demandé de se rincer, consigne annonçant la fin du supplice, il se sentit réellement soulagé, appréciant même le goût du liquide rose désinfectant. - Pendant que je soignais ces deux dents, Steve, j’ai remarqué autre chose, qui pourrait être plus grave. Il faut que je jette un oeil à ça. Durant l’examen qui suivit, le docteur dispensa Steve de ses plaisanteries habituelles, ce qui ne fit rien pour le rassurer. - Une de vos molaires est au mauvais endroit. Je ne comprends pas comment je ne l’ai jamais remarqué auparavant, mais c’est ainsi. Normalement, je devrais la laisser, comme je le fais à chaque fois qu’une dent mal placée reste des années sans provoquer de douleurs, mais dans votre cas, certains signes indiquent qu’une autre dent se prépare à pousser par dessous. - Vous voulez dire..... que je fais les dents, comme un bébé ? - Pas vraiment. Il arrive parfois que certaines personnes aient une troisième dentition qui apparaît à l’âge adulte. Il semble que vous soyez un de ceux là. Quoiqu’il en soit, il faut absolument que je vous enlève cette molaire, sans quoi l’autre risque de pousser et de l’expulser, ce qui serait dangereux pour votre mâchoire. C’est injuste qu’un de mes meilleurs patients ait droit à une extraction, mais j’y suis obligé. Gaz ou seringue ? C’est sérieux, pensa Steve. On ne lui avait jamais arraché de dent, et cette pensée l’effrayait. Il ressentit une forte montée d’adrénaline. Ses battements de cœur accélérèrent. Pendant ce temps, dans son cerveau, des substances étrangères amplifiaient au maximum chacune des émotions qu’il ressentait, canalisant le flux de ses sentiments vers les zones les plus reculées de sa mémoire fraîchement reconstituée. - Euh... le gaz, je crois. c’est dangereux ? - Non, pas trop. Comme ce bon vieux docteur Vaisselle savait trouver les mots qui rassurent. - Alors la seringue est moins risquée ? - Il n’y a à s’inquiéter d’aucun des deux procédés, mais le gaz fait moins mal. - Bien. Ca va être long, le gaz ? - Environ une demi-heure, et d’ici une heure vous vous sentirez en pleine forme. Vous n’êtes pas venu en voiture ? - Non, à pieds. - Alors aucun problème. Vous allez vous sentir un peu étourdi, mais ça passe vite. Steve se souvint de sa conversation de la veille avec Emily, et pour la première fois de sa vie, se sentit triste d’un événement qui n’avait pas eu lieu. - Est-ce que je vais rêver ? - La plupart de gens ne rêvent pas, mais c’est toujours possible. La secrétaire était entrée avec tout un lot de tubes et cylindres, qu’elle déposa sur un plateau près du fauteuil. Elle prépara des instruments métalliques que Steve aurait plutôt imaginés dans un garage. Le docteur continua. - Bien, à présent je vais vous demander d’aspirer une grande bouffée de gaz et de compter jusqu’à dix. Vous ne dépasserez pas sept, mais vous ne vous en rendrez pas compte. Prête, Sandra ? La secrétaire tendit un masque au docteur, qui le plaça sur le visage de Steve. - C’est parti !, Inspirez, comptez et... faites de beaux rêves ! On y va, alors......Un, deux, trois.....c’est agréable.....ou j’étais, là ?......dents...... Dans le cabinet, le dentiste vérifia le pouls de Steve, ses yeux et sa respiration. Satisfait que son patient soit en bonne condition, il lui donna quelques secondes de plus pour sombrer, et se prépara à l’extraction. De retour au bureau, Jill demanda à Emily ce qu’elle trouvait si drôle, pour rire ainsi. Emily étouffa sa joie, et se remit à classer le courrier. Toute la journée, ses collègues allaient s’interroger sur sa bonne humeur, elle qui était si aigrie et sarcastique à l’accoutumée. A ceux qui lui poseraient la question, elle répondrait : - Ca gaze, c’est tout. Et toi ? |