Vilfredo Pareto 1) Il est très difficile à lire
2) Des idées de lui concernant les croyances restent très importantes Il est difficile à lire parce qu’il est « trop » érudit, il connaît tout et fait beaucoup de citations, à la façon des savants humanistes de la Renaissance.
C’est néanmoins un grand économiste.
Son Traité de sociologie générale (1916) compte 1.300 pages, d’où la nécessité de faire le tri. Pourquoi est-il aussi peu connu ? Probablement pour deux raisons essentielles :
- Il a été un sénateur sous Mussolini à la fin de sa carrière ;
- Il est rapporté que, sur un plan humain et relationnel, il était relativement désagréable et misanthrope. Est publié aux Puf un colloque sur Pareto auquel RB a contribué. RB consacre également un chapitre à Pareto dans ses Etudes sur les sociologues classiques : « Le phénomène idéologique ». La théorie générale de Pareto est que : il existe :
a) des idées objectivement fondées ; les gens y croient parce qu’ils ont des « raisons fortes » d’y croire (ex.: le théorème de Pythagore)
b) des idées non objectivement fondées ; c’est l’objet d’étude principal de Pareto.
Pour lui, les sociologues sont des « ingénieurs se consacrant à l’étude de leur analyse » : « Qu’est-ce qui fait qu’on croie à des idées qui ne sont pas fondées ? »
Pour Pareto, ce ne sont pas des raisons qui fondent ces croyances, mais des causes invisibles d’ordre affectif ou sentimental. Cependant, pour Pareto, il existe un processus de rationalisation par le sujet, qu’il appelle le « vernis logique » : le sujet a besoin de se donner de bonnes raisons de croire à ce qu’il croit.
Mais dans le détail, ce phénomène s’avère beaucoup plus compliqué. Car la rationalisation, le « vernis logique », doit convaincre à la fois le sujet et l’auditoire, il doit avoir une force de conviction. Pour RB, Pareto est un « grand sociologue » parce que, justement, il est ambigu et il n’a pas réponse à tout. Un exemple traité par Pareto est le rejet socialiste de l’idée de propriété (par Proudhon, Owen, Fourier ou Marx). Pareto va essayer d’analyser l’argumentation de ce rejet.
Observons le syllogisme suivant :
(a) La propriété n’est pas naturelle
(b) Ce qui n’est pas naturel est mauvais
(c) Donc la propriété est mauvaise
En lui-même, le syllogisme (le « vernis logique ») est « bon », il est logique.
Mais il contient cependant un vice. Lequel ? Le vice d’amphibologie, c’est-à-dire du double sens d’un terme, en l’occurrence ici le terme « naturel ».
En (a) et en (b), effectivement, le terme « naturel » ne recouvre pas le même sens.
Le problème, évidemment, c’est que le sujet n’est pas conscient du caractère amphibologique du terme « naturel ».
Il y a donc au sens de Pareto un phénomène de « dérivation », c’est-à-dire une impression de rigueur sur un raisonnement douteux.
L’idée de Pareto est très importante. En effet, le sujet se dit (inconsciemment) :
« C’est le ressentiment qui fait que je trouve la propriété illégitime et que j’adhère aux théories socialistes. Or, comme je ne supporterais pas d’être accusé d’envieux, je me forge un « vernis logique » qui doit faire force d’argument sérieux et convaicant, et dont le défaut n’apparaisse pas immédiatement. » Il existe un autre exemple illustrant l’idée de Pareto, et mentionné par RB dans L’Idéologie : celui de l’aide économique extérieure.
Comment une théorie économique douteuse peut-elle s’étendre à l’ensemble de la planète ?
Cette théorie économique est la suivante : « le développement économique d’un pays en voie de développement ne peut adevenir que s’il reçoit une aide extérieure ». Elle fut formulée notamment par l’économiste suédois NURKSE.
Cette théorie fut considérée comme une vérité absolue à une certaine époque.
La question est la suivante : pourquoi cette croyance s’est-elle imposée comme une vérité de façon massive ?
BAUER Peter, Dissert on development : ouvrage de référence sur les croyances fausses en matière d’économie (et de surcroît plein d’humour).
Le syllogisme de Nurkse est le suivant :
(a) Un pays pauvre n’a pas de capacité d’épargne
(b) Sans capacité d’épargne, il n’y a pas de capacité d’investissement
(c) Sans capacité d’investissement, il n’y a pas d’augmentation possible de la productivité
(d) Sans augmentation de la productivité, il ne peut y avoir que stagnation économique
(e) Ergo, un pays pauvre est destiné à rester pauvre.
Il s’agit du syllogisme du « cercle vicieux de la pauvreté » (Vicious Circle of Poverty).
Ce syllogisme a convaincu tous les économistes de l’époque.
RB : cette théorie est formulée par un Suédois, pays réputé de gauche, et cette théorie est un clin d’oeil à Marx (qui avait formulé l’idée d’une « reproduction » de la pauvreté). Cette théorie avait donc des raisons de plaire à de nombreuses personnes.
En effet, cette théorie est optimiste, puisqu’elle indique clairement ce qu’il faut faire pour supprimer la pauvreté : aider les pays pauvres, en voie de développement.
Elle semblait de plus confirmée par l’observation de l’état du monde, ou macrosociologie.
Malheureusement, il s’est trouvé par la suite que l’aide extérieure aboutissait dans la poche des dirigeants politiques corrompus.
Que se passe-t-il donc avec ce syllogisme ? La théorie est convaincante, et elle ne cache pas d’amphibologie.
Mais procédons à une analyse plus en détail de chacune des prémisses :
(a) elle est douteuse. En effet, la pauvreté n’empêche pas une certaine capacité d’épargne
[Je crois que ce qui se produit pour un pays peut s’inspirer de ce qui est observé pour un foyer : des ouvriers peuvent avoir une capacité d’épargne (modeste) cependant que des cadres supérieurs n’en avoir aucune (parce qu’ils vivent au dessus de leurs moyens ou ne savent pas gérer leur argent). La capacité d’épargne n’est pas une question de richesse ; elle est indépendante des revenus]
Pour RB, il existe une épargne chez l’élite, qui pourrait être utilisée [à mon sens, cet argument n’est pas le plus judicieux]
[L’argument qui serait beaucoup plus fort à mon sens est le suivant : j’ai des amis qui gagnent trois fois plus que moi et qui viennent pleurer sur mon épaule parce qu’ils ont des problèmes d’argent, alors qu’à Auschwitz, certains prisonniers étaient capables d’économiser quelques miettes de pain pour survivre en cas de privation inopinée. J’avoue, certes, que cet argument peut paraître assez violent et sordide (alors qu’il est pourtant tristement vrai)]
(c) C’est faux, car il existe des moyens non coûteux (comme une simple réorganisation de l’économie, de l’administration ou de la loi) pour augmenter la productivité.
[Là encore, la référence au foyer familial me semble valide : il existe des moyens très simples et non coûteux de dépenser moins d’argent et donc de pouvoir en investir]
(d) est vraie dans un système fermé, certes, mais pas dans le cadre d’une économie ouverte sur l’extérieur. Rien que le fait de procéder à des échanges commerciaux, sans augmentation nécessaire de sa productivité, peut enrichir un pays.
(E) On peut donc dire que la validité de la conclusion est soumise à un certain nombre de conditions très particulières. Là où retrouve la dérivation (et le « vernis logique ») de Pareto, c’est que ces conditions particulières ne sautent pas aux yeux à première vue.
Pourquoi ? Parce que cette théorie présente des avantages d’ordre moral certains, et notamment le fait d’exonérer les pays pauvres de la responsabilité de leur propre pauvreté. La théorie de Nurkse, au jour d’aujourd’hui, n’a toujours pas été infirmée d’une manière théorique. Elle n’est infirmée que d’une manière empirique, par la constation de la corruption et du détournement des aides par les dirigeants politiques (dans le tiers-monde comme dans l’ex-URSS). Ceci nous amène à une autre notion importante de Pareto, qui est l’idée « d’utilité » :
Les théories peuvent être vraies ou fausses d’une part, mais également « utiles » ou « inutiles » d’autre part. Les différents idées et théories que nous observons peuvent donc être distribuées selon quatre combinaisons possibles : vraie et utile, vraie et inutile, fausse et utile, fausse et inutile. Pareto s’est principalement en tout premier lieu au théories fausses et utiles, parce que ces théories servent les intérêts de quelques-uns ou de nombreux individus. Pour Pareto, l’objet de la sociologie est l’étude de ces théories fausses et utiles.
[Cf.: « Les enfants naissent avec des potentialités cognitives identiques » ou « Les sociologues qui s’intéressent à la biologie sont dangereux et condamnables ». La théorie selon laquelle « Les enfants naissent avec des potentialités cognitives différentes » est également utile (pour les idéologues d’extrême-droite), mais elle n’est pas fausse. La théorie d’identité native pose donc plus problème que la théorie de diversité.] Ainsi, la théorie de Nurkse est « utile » pour les pays en voie de développement, parce qu’elle les exonère de leur responsabilité. Daniela Piana : peut-être faut-il distinguer dans ce cas entre « l’utilité » pour les dirigeants politiques et pour les gens du peuple ? Il existe une idée analogue chez Nietzsche, c’est que les croyances des gens sont le produit de leurs intérêts affectifs. (Par exemple : « le christianisme sauve l’honneur des faibles », permet un soulagement psychologique des personnes défavorisées).
Cette idée se retrouve également chez Scheler, qui a écrit un livre sur la morale du ressentiment : Le ressentiment dans la construction des croyances morales, L’Ethique matérielle des valeurs (1913-1916, Le Formalisme en éthique et l’éthique matérielle des souffrances).
Le blocage d’un individu induit chez lui un ressentiment, qui va générer le développement d’idées, de croyances de théories visant à soulager son ressentiment. RB : exemple = anciens communistes devenus lucides sur le communisme. Blessés par leur aveuglement, ils endossent souvent des idées radicalement contraires à celles du communisme. « Il n’y a pas pire anti-communiste que les ex-communistes ».
= Phénomène idem pour ex-chrétiens fanatiques devenant des anti-cléricaux.
= phénomène idem pour le ressentiment chez les retraités, et notamment retraités de la politique. Ex.: Bismarck, mis brutalement à la retraite, développe des idées contraires à celles qui étaient les siennes initialement. R. Nozick, dans ses Enigmes socratiques, s’est également demandé pourquoi les intellectuels sont généralement hostiles au capitalisme. Son analyse est justement « schélérienne » et « parétienne ». Il suppose que les intellectuels ressentent une rancoeur par rapport aux autres eu regard à leur investissement personnel dans les études, d’où une aigreur, une critique de la société, un « grand refus » du capitalisme et de l’inégalité sociale.
RB n’est pas convaincu par les explications de Nozick, parce que tous les intellectuels ne sont pas forcément de gauche. Pour RB, l’idéologie française du « grand refus » varie selon les époques. Il semble donc que la théorie de Nozick demande à être complétée. De l’avis de RB, Nozick est trop radical dans son interprétation.
Un argument plaidant en faveur de Nozick : BRYM, dans The Intellectuals and Politics (les Intellectuels et la politique) a émis l’hypothèse que les intellectuels américains s’étaient montrés globalement moins hostiles à la société à partir du moment où le gouvernement Kennedy leur avait offert des postes avantageux dans des institutions politiques d’Etat.
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