Weber et le discernement du bien et du vrai dans "Le Savant et le politique" "Max Weber a toujours été tiraillé entre deux vocations : celle d'homme politique, homme d'action capable d'intervenir sur le cours des événements, et celle de savant, préoccupé par l'avancée des connaissances.
Dans "Le savant et le politique", il montre l'antinomie radicale entre les deux attitudes. En aucun cas la science ne peut fonder les valeurs, dire ce qui est bien ou ce qui est mal. Elle ne peut qu'établir des jugements de fait. Le scientifique se préoccupe de rechercher la vérité. Il peut dire ce qui est, jamais ce qui doit être.
Réciproquement, les jugements de valeurs, qui fondent l'action, ne peuvent prétendre s'appuyer sur la science. Tout au plus le savant peut-il explorer les conséquences possibles d'une action, jamais en justifier le bien-fondé."
In Sciences Humaines n° 46, jan. 95.
Comte-Sponville André, 1995, interview à Sciences Humaines, janvier, pour 1994, Valeur et Vérité ; études cyniques, Puf : « De la distinction nécessaire entre valeur et vérité ». "Mon propos est de distinguer valeur et vérité, ce qui est en opposition avec la tradition occidentale dominante, puisque les trois grandes valeurs traditionnelles sont le beau, le bien et le vrai qu'on présente ordinairement comme confondus. Si bien que la vérité passe habituellement pour une valeur.
(...) C'est ce qu'enseignait Platon et c'est ce qu'on retrouve dans le christianisme : le vrai Dieu et le bon Dieu, c'est un seul et même Dieu.
(...) Nous ne pouvons plus croire à cette conception (...) en raison de ce que nous apprennent, sur la vérité, les sciences de la nature, les sciences humaines et l'épistémologie contemporaine.
(...) Il s'agit de distinguer entre énoncés de faits, par exemple : "La Terre tourne autour du Soleil", et jugements de valeur, par exemple "Il ne faut pas tuer".
En résumé, la valeur n'est pas vraie et la vérité n'a pas de valeur, au sens moral du terme. Les valeurs et les impératifs relèvent, non de la connaissance ni de la vérité, mais du désir. Comme le dit Spinoza, ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que nous la désirons, c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. Autrement dit, c'est le désir qui produit la valeur.
(...) Au nom de quoi d'interdire le pire, quand on ne croit pas que la vérité puisse nous dire ce qu'il faut faire et ne pas faire ? Si ce n'est pas au nom de la vérité, ce ne peut être qu'au nom de nous-mêmes, c'est-à-dire de notre désir.
Par exemple, la vérité ne nous dit pas si le racisme est bien ou mal. Elle peut montrer que la notion de race n'est pas scientifique mais si vous soumettez cet argument à un raciste, il vous dira probablement : "Peut-être, mais moi, je n'aime pas les Noirs". De même, si on vous démontrait par A + B qu'il y a des différences biologiques pertinentes entre les différentes races, vous continueriez à estimer qu'il ne faut pas être raciste.
(...) Nos "désirs personnels" ont toujours une dimension sociale et historique. Pour vous comme pour moi, devenir raciste serait une infidélité à tout ce qui a fait ce que nous sommes.
(...) J'appelle cynisme, au sens philosophique du terme, la disjonction entre l'ordre théorique (celui de la connaissance) et l'ordre pratique (celui de la valeur et de l'action), entre le vrai et le bien, entre ce qui est et ce qui doit être.
(...) Quand on cesse de confondre le vrai et le bien, on peut continuer à penser, donc échapper à la sophistique, sans retomber dans le dogmatisme théorique, et on peut continuer à vivre, à agir, à juger, donc échapper au nihilisme, sans retomber dans le dogmatisme pratique.
(...) Il y a une disjonction entre la vérité et la valeur,entre le vrai et le bien, ce que j'appelle cynisme généralisé ou pancynisme.
(...) Il y a une dimension de désespoir dans le matérialisme. Mais j'ai essayé de montrer qu'il pouvait s'agir d'un gai désespoir.
(...) Celui qui habiterait ce désespoir, au lieu de toujours attendre le bonheur pour demain, serait davantage capable d'être heureux aujourd'hui.
Mais ce gai désespoir n'est possible qu'à celui qui a fait le deuil de ses espérances, de ses illusions.
(...) Au fur et à mesure qu'on se libère de l'espérance, on peut vivre ce désespoir dans la joie et le bonheur. Pour être heureux, il faut cesser d'espérer autre chose que ce qui est.
(...) Nous n'aurons de bonheur qu'à proportion du désespoir que nous sommes capables de supporter. C'est la sagesse d'Epicure, de Spinoza, du Bouddha. On trouve dans le Mahabharata, 500 ans avant Jésus-Christ, cette phrase : "Seul le désespéré est heureux, car l'espérance est la plus grande torture et le désespoir la plus grande béatitude."
(...) Il s'agit d'espérer un peu moins et de vouloir un peu plus. C'est ce que disait Sénèque à Lucilius : "Quand tu auras désappris à espérer, je t'apprendrai à vouloir"."
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