Luc Ferry : « Neurobiologie et philosophie : y a-t-il des fondements naturels de l’éthique ? », in 1998, La Sagesse des modernes, dix questions pour notre temps, Laffont, pp. 71-91 p.71 :
« Impossible, pour la philosophie, d’ignorer les défis que lui lancent aujourd’hui les sciences « dures », et tout particulièrement la biologie : l’homme n’est-il qu’une espèce animale, un élément parmi d’autres dans le règne de la nature ? Peut-on encore croire, au contraire, qu’il transcende par sa liberté le monde matériel et s’avère ainsi différent par essence de tous les autres animaux ? La biologie contemporain nous invite, pas toujours mais souvent, à choisir la première hypothèse qui va bien sûr, d’un point de vue philosophique, dans le sens du matérialisme. Bien plus, sous la forme de la « sociobiologie », elle prétend trouver dans l’infrastructure génétique les motifs ultimes de nos comportements, déviants ou non, voire de nos choix moraux et esthétiques.
(...) Si les prétentions de la neurobiologie s’avéraient tenables, c’est toute la vision de l’humanité qui s’en trouverait changée au point que les sciences humaines, à commencer par la psychanalyse, mais aussi la philosophie classique ne pourraient plus continuer à parler de la folie, de l’éthique ou de la liberté comme elles le font encore aujourd’hui.
Des fondements naturels de l’éthique Une révolution philosophique p.73 :
(...) Dans les dix ou quinze prochaines années, les philosophes ne pourront plus éluder le débat avec les biologistes. La génétique contemporaine, lorsqu’elle s’applique au « monde de l’esprit’, tend en effet à incarner la figure nouvelle d’un matérialisme enfin venu à maturité. Sur des questions aussi classiques que celles de la liberté, des rapports entre l’inné et l’acquis, la nature et la culture, le statut de l’histoire, l’idée de responsabilité, etc., elle apporte des éléments de réflexion radicalement inédits. Elle constitue, à ce titre, un véritable défi pour toutes les pensées philosophiques traditionnelles.
Le naturalisme « dur » p.74 :
(...) Passons (...) à la version « hard », celle qui exprime un naturalisme radical, comme on le voit dans le fameux courant de la sociobiologie : il s’agit alors d’affirmer, le plus souvent à partir d’une position philosophique néodarwinienne, que nos comportements moraux, à commencer par le plus fédérateur d’entre tous, l’altruisme, trouvent leur fondement, leur cause et leur justification dans notre infrastructure matérielle génétique. Pour reprendre une formule souvent employée dans ce contexte, le souci de l’autre et, avec lui, la moralité toute entière ne seraient qu’une « illusion collective des gènes ». C’est là par exemple la thèse que défend Michael RUSE dans un article extrait du remarquable ouvrage de Jean-Pierre CHANGEUX intitulé Les Fondements naturels de l’éthique (éditions Odile Jacob, 1993). Il nous invite à admettre enfin que « l’éthique normative est simplement une adaptation mise en place par la sélection naturelle pour faire de nous des êtres sociaux ». Nous comprendrons alors que « la morale est plutôt une illusion collective des gènes mise en place pour nous rendre « altruistes ». »
Une posture coûteuse pour l’homme (...) Ce nouveau matérialisme représente un véritable défi pour la position philosophique que je défends ici et, d’une façon plus générale, pour toute philosophie transcendantale ; d’une part parce qu’elle nie la possibilité de la liberté entendue comme une capacité de distanciation, d’arrachement par rapport à la nature : tous nos comportements, y compris ceux qui sont en apparence les plus « spirituels », sont le résultat de l’adaptation sélective de notre nature biologique au milieu qui nous entoure. D’autre part, parce que, dans cette perspective comme dans tout matérialisme cohérent, l’idée de transcendance n’a plus aucun sens autre qu’illusoire. C’est ainsi, j’y reviendrai dans ce qui suit, toute la spécificité de l’humain qui est contestée au profit de l’affirmation d’une continuité parfaite des espèces. Souvent sous-tendue par une philosophie utilitariste (c’est le cas chez Ruse), cette position matérialiste radicale s’accommode tout à fait de l’idée que l’homme n’est qu’un animal comme les autres, plus élaborée sans doute (et encore !), mais non essentiellement différent d’un point de vue qualitatif.
La posture naturaliste accordant une part au « culturel » n’est-elle pas illusoire ? p.75 :
Une troisième version tente (sans y parvenir à mon avis) d’assouplir un peu la deuxième, en insistant davantage sur l’autonomie (relative, bien sûr, ce qui nous rappelle d’amusants souvenirs !) des phénomènes culturels ou, comme on dit, « épigénétiques » l’épigénétique désignant, en première approximation, la sphère de l’histoire, de « l’acquis », c’est-à-dire, au sens étymologique, de ce que se surajoute à la base matérielle génétique ou « innée ». Il s’agit donc, souvent aussi par stratégie je dirai pourquoi dans un instant , de ménager ainsi une place au « culturel », à l’« environnemental », au milieu, etc., tout en maintenant bien entendu que le biologique est « déterminant en dernière instance ». Le schéma, repris consciemment ou inconsciemment du marxisme, est si connu que je m’épargnerai la peine d’y revenir ici trop longuement. Je rappellerai malgré tout, parce que l’argumentation, sans être restituée intégralement, doit au moins être présente in nucleo, pourquoi ce matérialisme « chic » me paraît lui-même réductible au matérialisme « vulgaire », pourquoi, en somme, cette troisième version me semble revenir à la deuxième : d’abord, parce qu’à l’évidence, dans cette optique, la nature reste bien le « vrai » déterminant comme chez Marx, l’infrastructure économique a toujours le dernier mot sur les superstructures. Ensuite, et surtout, parce que l’épigénétique lui-même se développe sous la férule de la nature. L’histoire des rapports entre la nature et le milieu est, pour l’essentiel, une histoire naturelle. Bien sûr, l’éducation peut anéantir ou au contraire épanouir les potentialités d’un être, et, en ce sens, l’environnement socioculturel est capital (c’est là son « autonomie relative »). Mais il reste malgré tout soumis à la nature ; en premier lieu parce qu’il ne peut pas créer plus que ce qui est donné au départ (l’inné, si l’on veut, forme une première limite) ; ensuite parce qu’il est lui-même en grande partie structuré biologiquement : si nos comportements moraux ne sont que le résultat d’une adaptation plus ou moins réussie, il est clair que les principes éducatifs de nos parents relèvent déjà de la sphère du naturel et non pas seulement, comme on le croirait naïvement, de la culture et de l’histoire. Le comportement humain apparaît ainsi comme le résultat d’une double déterminisme : biologique, pour l’essentiel, et « environnemental » pour le reste cette troisième version du problème des fondements de l’éthique s’accordant ainsi avec la deuxième pour constituer un matérialisme radical (à la limite plus radical encore puisque le déterminisme historique vient compléter le naturel pour éradiquer totalement l’hypothèse de la liberté).
Le problème posé par le « biologisme » à la philosophie transcendantale : comme l’historicisme, en niant la liberté et la transcendance, il abolit la spécificité de l’humain p.76 :
On voit déjà, d’après ce qui précède, comment un certain « biologisme » contemporain peut prendre le relais de l’historicisme des sciences sociales pour contribuer à perpétuer, avec plus de force encore (les sciences dures sont tout de même plus crédibles que les molles), une position matérialiste hostile aux idées de liberté [??] et de transcendance. Pour ne pas en rester aux termes abstraits, et pour montrer le parallélisme des deux matérialismes, je définirai l’historicisme par l’affirmation selon laquelle « notre histoire est notre code » et le biologisme par cette autre, équivalente : « notre nature est notre code ». Que l’on assiste aujourd’hui à une victoire de la seconde formule sur la première, voire, plus inquiétant encore, à une agréable synthèse des deux au profit de la seconde, mérite réflexion. C’est même, à mes yeux, je le redis ici avec plus de force, le problème majeur de la philosophie qui vient, sur le plan spéculatif comme sur le plan éthique et spirituel.
Pourquoi l’inné paraît de droite et l’acquis de gauche p.79 :
(...) Les partisans de la « nature » ont toujours été plus ou moins associés chez nous à l’extrême-droite politique. On se souvient, à cet égard, des inénarrables polémiques qui ont opposé dans les années soixante-dix le professeur Debray-Ritzen, symbole vivant de l’innéisme, aux psychanalystes partisans de l’acquis sur la question des causes de la dyslexie ou de l’arriération mentale. Par-delà la crainte de voir certains individus « étiquetés » pour toujours, enfermés dans des catégories nosographiques rigides et, par là même, « marginalisés », c’est un thème politique majeur de notre histoire démocratique que la problématique de l’inné et l’acquis venait heurter de plein fouet.
L’innéisme est associé au fascisme et à l’aristocratisme Car l’innéisme, pour nous, est d’abord associé au souvenir du nazisme et du fascisme. Et il ne l’est pas seulement en raison des politiques « eugénistes » qui furent menées dans les régimes totalitaires en vertu des théories biologiques « naturalistes » et racistes qui les fondaient. Au-delà de cette évidence, c’est plus profondément encore aux structures mentales aristocratiques héritées de l’Ancien Régime que renvoie l’innéisme dans notre histoire politique. C’est dans le monde aristocratique que l’on considère certains individus comme étant par nature, de naissance, meilleurs ou moins bons que d’autres, élus ou tarés. Face au féodalisme, la Révolution française abolit les privilèges. Elle affirme l’égalité de droit, et c’est par rapport à cette affirmation que l’inégalité de fait commence à faire problème. Au fantasme d’une origine aristocratique des thèses innéistes s’est donc associée dans la période de l’après-guerre l’idée qu’elle pouvaient avoir partie liée avec les idéologies fascistes. A la droite réactionnaire s’ajoutait ainsi la droite extrême.
La difficulté de parler de biologie p.80 :
On comprend que dans ce contexte les biologistes éprouvent quelques difficultés à faire part de découvertes qui plaident en faveur d’une détermination génétique de certains comportements. D’où, la plupart du temps, leur prudence et leur louable souci d’insister, au demeurant à juste titre, sur le caractère extraordinairement complexe des multiples causalités en jeu dans les caractères humains.
La sociobiologie qualifiée de « fasciste » (...) On s’est souvent demandé, pour les raisons que j’ai indiquées plus haut, mais aussi, comme toujours, par esprit partisan et polémique, si le projet de la sociobiologie était « fasciste ». Et beaucoup de bons esprits ont répondu, hâtivement, par l’affirmative. Bien des biologistes ont donc dû, en France, se démarquer haut et fort de la sociobiologie, même lorsque, secrètement, ils partageaient l’essentiel de ses thèmes et de ses thèses. C’est la réalité, et il faut commencer à la dire. Combien de fois n’ai-je pas entendu dire à propos de Changeux lui-même qu’il reprenait, sans en avoir conscience, des thèmes « fascistes » ? C’est absurde, bien sûr, mais on voit la pente qui conduit à ce genre d’anathème.
Jean-Pierre Changeux et le fondement naturel d’une éthique universaliste p.81 :
(...) Le projet de Jean-Pierre Changeux (...) : fonder l’éthique dans la nature, c’est plaider (...) pour l’universalisme, puisque l’infrastructure génétique est en son fond plus ou moins identique chez tous les individus. (...) C’est là (...) la position fondamentale de Changeux. On la trouvera par exemple, en filigrane, dans un très intéressant article qu’il consacre dans la revue Commentaire (automne 1995) au « Point de vue d’un biologiste sur les fondements naturels de l’éthique ».
(...) Ce « point de vue » se décompose en trois temps :
- D’abord, le biologiste repère dans la « nature humaine », c’est-à-dire (...) dans le cerveau humain, des « prédispositions » à la moralité : la capacité d’attribuer des pensées à autrui (qui permettra, plus tard, de le « comprendre » au sens moral du terme, d’éprouver de la sympathie), des inhibiteurs de violence, une volonté de persévérer dans son être qui évitera l’autodestruction de l’espèce, un désir d’atténuer les souffrances, de recherche une certaine harmonie, voire une coopération : toutes ces prédispositions naturelles se localiseraient dans le cerveau et fonderaient la possibilité de la sociabilité et de la morale. Elles seraient communes à l’espèce humaine, de sorte qu’à l’origine on pourrait dire que c’est l’universalisme qui prédomine.
- Le relativisme apparaît (...) comme (...) l’apparition des différences, des oppositions et des conflits. Deux facteurs sont incriminés par Changeux : les religions, qui nient « l’auto-institution », l’autonomie des êtres humains en leur faisant croire que leurs valeurs viennent d’ailleurs, d’en haut [N.du ch. : Changeux ne se pose pas la question du fondement (peut-être biologique) de la religion] ; les communautarismes culturels, qui les isolent indûment et conduisent à l’émergence des tensions.
- Après la chute, la rédemption, après la religion, la science : c’est elle qui devrait nous permettre de renouer, mais de façon développée et riche, avec l’universalisme morale de nos origines. La science est universelle, comme la vraie morale, qui se moque des éthiques et des religions particulières ! C’est pourquoi Changeux, et je le retrouve ici sans peine, plaide avec force non seulement pour une morale universaliste, mais pour une éthique de l’argumentation et de la discussion.
La connaissance (récente) de causes génétiques à des comportements p.83 :
(...) Le 29 novembre 1996 paraissait dans la revue américaine Science une étude de Klaus Peter Lesch, professeur de neurologie à l’université de Würzburg, relatant une étonnante découverte : son équipe de chercheurs aurait mis au jour une origine génétique de certaines formes graves d’anxiété névrotique. Ces dernières seraient dues à de petites différences entre les gènes (les allèles), semblables à celles qui expliquent par exemple la couleur des cheveux ou de yeux. Dans son principe, le mécanisme par lequel l’anxiété serait engendrée serait même assez simple : les allèles longs produiraient davantage d’une substance, la sérotonine, dont on sait aujourd’hui qu’elle est impliquée de manière décisive dans les processus chimiques qui influent sur lee cerveau. Les courts en fabriqueraient moins, et les individus qui en sont porteurs seraient ainsi beaucoup plus exposés que les autres à de sévères crises d’anxiété. Ce qui, d’un point de vue strictement scientifique, frappe dans cette étude, hors la rigueur avec laquelle elle a été conduite (sur un groupe significatif de cinq cents personnes), c’est le fait qu’elle prétende pour une fois dépasser de loin le stade des simples corrélations statistiques. En identifiant la région chromosomique responsable, c’est bien à l’origine génétique de certains comportements jusqu’alors tenus par beaucoup de psychologues comme exclusivement psychiques qu’elle prétend remonter : non seulement les gènes en question ont été identifiés, mais les motifs pour lesquels ils agissent sur notre vie affective commencent, comme on vient de la suggérer, à être partiellement compréhensibles.
Détermination génétique du mental et déchiffrage du génome On imagine sans peine les conséquences que pourrait avoir une telle découverte si elle venait à être confirmée et pourquoi pas ? par d’autres équipes : comme l’a déclaré le professeur David Goldman, du National Institute of Health, « ce qui est très excitant dans cette enquête, c’est que toute une série de maladies mentales relèvent de ce même domaine de comportement » et pourraient ainsi trouver une explication scientifique analogue. Il existe par ailleurs de vastes programmes de recherches destinés à établir la carte du génome humain, donc à identifier tous les gènes qui le composent de sorte qu’un jour prochain il devrait être possible d’établir dans cesse davantage de relations entre nos comportements affectifs visibles et notre « infrastructure » génétique. C’est là, du reste, une conviction que partagent la plupart des biologistes.
Axel Kahn : complexité mais réalité des déterminismes génétiques des comportements humains p.84 :
Voici, à titre d’exemple, ce que déclarait récemment Axel Kahn, directeur de recherche à l’I.N.S.E.R.M. (Institut national de la santé et de la recherche médicale), membre de notre Comité national d’éthique ainsi que de l’Académie des sciences : « Parler de déterminisme génétique étroit d’un comportement humain n’a pas de sens (en raison de la complexité des interactions en jeu). Cependant, il est possible que la structure génétique influe, toutes choses égales par ailleurs, sur un comportement... On connaît de nombreuses maladies dont les gènes ont été identifiés et qui perturbent gravement le fonctionnement cérébral. L’autisme a été un champ de discordes particulièrement vives entre neuropsychiatres « organicistes » et psychanlalystes. Les seconds ont très longtemps attribué de nombreuses formes d’autisme à une mauvaise qualité de la relation entre la mère et l’enfant, culpabilisant ainsi gravement des milliers de femmes. Or on sait aujourd’hui que cette explication n’est retenue par aucune enquête sérieuse. En revanche, il existe un taux de concordance de 80 p. 100 dans l’apparition d’un autisme chez les vrais jumeaux alors que des frères et soeurs ou des faux jumeaux ne présentent pas cette concordance... Par conséquent il n’est plus scandaleux aujourd’hui de considérer que l’autisme a des bases organiques, peut-être génétiques dans certains cas » (Le Savant et le politique aujourd’hui, Albin Michel).
Jacques Ruffié : le déterminisme génétique de la schizophrénie Jacques Ruffié, professeur au Collège de France, parvient à des conclusions analogues en ce qui concerne les recherches sur la schizophrénie : « Il existe des familles de schizophrènes comme les familles de maniaco-dépressifs. » Sans doute, diront les partisans de l’« acquis », mais cela ne prouve en rien que la schizophrénie soit « innée », mais plutôt, comme le veut la psychanalyse, qu’elle est liée à l’éducation. Réponse de Ruffié :
« Si la fréquence des schizophrénies, toutes formes confondues, est de l’ordre de 1 à 3 p. 100 dans la population prise au hasard, elle peut être dix à cent fois plus forte chez les apparentés de patients au premier degré. En outre, la fréquence observée est quatre fois plus élevée chez les jumeaux vrais que chez les faux. Et les études faites sur les enfants adoptés qui présentent une schizophrénie montrent fréquemment que l’un ou l’autre de leurs parents biologiques était souvent atteint (28 p. 100) » (Naissance de la médecine prédictive, Odile Jacob, 1993, p.457).
La peur des partisans de l’acquis par les biologistes : ce qui est su mais tû p.85 :
Sur ces questions, à n’en pas douter, Kahn et Ruffié expriment le point de vue de la majorité des biologistes (voir aussi MEYER Philippe, L’Illusion nécessaire. Biophilosophie 1, Plon-Flammarion ; et VINCENT Jean-Didier, Biologie des passions). Ce point de vue, toutefois, ne se dit pas volontiers en public tant il redoute de se heurter à la réprobation morale des partisans de « l’acquis ».
Les déterminismes de comportements : ampleur et bouleversements philosophiques C’est donc souvent à l’insu du commun des mortels que se développe une nouvelle discipline, la « génétique des comportements », qui entend dévoiler d’éventuels déterminismes dissimulés derrière nos mode de vie. De vastes entreprises de recherche, qui eussent semblé farfelues ou sacrilèges il y a vingt ans encore, sont ainsi consacrées aux origines de l’homosexualité, de l’intelligence, de l’agressivité, de l’alcoolisme, de la schizophrénie ou de la dépression. Cette dernière, par exemple, fait aujourd’hui l’objet d’un gigantesque programme (portant sur le génome [génotype] d’un millier de malade) placé sous l’égide de la Fondation européenne pour la science. Les retombées de ces études théoriques pourraient être d’une importance primordiale. Dans tous les cas, elles soulèvent des questions philosophiques d’une ampleur inédite. Trois d’entre elles méritent dès aujourd’hui d’être clairifiées, quels que soient l’issue de ces recherches et le parti pris éthico-politique que l’on adoptera : La génétique des comportements signe-t-elle la fin de la responsabilité et de la liberté humaines ? (...) Dire qu’il y a des « familles » de schizophrènes, de dépressifs ou d’alcooliques, n’est-ce pas favoriser à terme le retour de dérives eugénistes ? (...) La victoire du « biologisme » ne signifierait-elle pas une régression par rapport aux enseignements des sciences humaines depuis vingt-cinq ans ?
La concurrence de la biologie avec les sciences humaines p.87 :
Par-delà la peur ou le fantasme d’une résurgence des projets totalitaires, la génétique contemporaine se heurte encore à d’autres tabous, issus de sa concurrence objective avec les sciences humaines. Reposant sur le postulat que l’histoire individuelle (psychanalyse) ou sociale (sociologie) déterminerait nos comportements, ces disciplines, qui ont suscité tous les espoirs dans les années soixante, voient d’un fort mauvais oeil l’idée qu’on pourrait diminuer la part de l’acquis au profit de l’inné. C’est un peu comme si on venait leur ôter le pain de la bouche, les priver de ce fameux « terrain » sur lequel elles prospèrent, tant bien que mal, depuis trente ans. Telle est la raison pour laquelle la génétique des comportements n’a guère meilleure presse auprès des psychologues que la sociobiologie auprès des sociologues.
L’argument antibiologiste : une inspiration extrême-droitière supposée L’argument qu’on leur oppose est bien connu : l’innéisme ne serait pas seulement faux scientifiquement, il serait d’abord et avant tout, pour des raisons que j’ai déjà suggérées, une idéologie politiquement inacceptable, parce que marquée par l’extrême-droite.
Trois prises de position sur les rapports de l’inné et de l’acquis Le « tout inné » p.88
(...) D’abord ce qu’on appellera le « tout inné ». C’est la tendance, si l’on ose dire, naturelle de la sociobiologie. Elle consiste à postuler que le fond héréditaire de l’éthique et de la culture est plus fort que l’acquis dû aux multiples influences des divers milieux dans lesquels nous baignons en permanence. Sous ses formes les plus dures, la sociobiologie tend à considérer, comme je l’ai dit plus haut, que pour l’essentiel la culture et l’histoire elles-mêmes sont des prolongements de la nature.
Un « tout inné » issu du matérialisme, de filiation marxiste Une difficulté, comme je l’ai suggéré, est liée au fait que l’idéologie du « tout inné », jadis apanage de l’extrême-droite, trouve aujourd’hui de nouveaux partisans chez des « matérialistes », souvent héritiers du marxisme : l’idée qu’il existerait des fondements naturels de l’éthique ou de la culture est loin d’être aussi discriminante sur le plan politique qu’elle l’était encore dans les années soixante-dix.
L’imperfection des corrélations statistiques montre l’erreur du « tout inné » (...) Mais cela veut-il (...) pour l’intelligence ou l’anxiété, voire pour tous nos comportements ? A l’évidence, l’excès d’une telle assertion ne s’explique que par l’idéologie : même ceux qui pensent que la schizophrénie est largement d’origine « naturelle » doivent bien en convenir : si le naturel déterminait tout, ce n’est pas 50 ou 80 p. 100 de corrélation que l’on devrait trouver entre les vrais jumeaux, mais bien 100 p. 100.
Les partisans du « tout acquis » (...) Aussi absurde que cela puisse paraître, la thèse a bien existé. Elle était même dominante autour de 68, dans les départements de lettres et sciences humaines. Pas de « masculinité » ni de « féminité », aucune trace d’instinct maternel, aucune origine biologique de l’intelligence, voire des désirs, n’était admise au nom du tout historique, social et culturel : ce fut, comme on sait, l’une des grandes « avancées » théoriques du gauchisme culturel relayé par quelques historiens et une poignée de philosophes dont les noms étaient alors sur les lèvres. Faut-il encore prendre le temps de réfuter une opinion lors même qu’elle s’est effondrée sous le poids de sa propre absurdité ?
Une position intermédiaire p.89
(...) Nos comportements sont l’effet d’une interaction, sans doute infiniment complexe, entre notre nature héréditaire et les milieux qui nous entourent. La « motion de synthèse » semble avoir le sens commun pour elle et chacun s’y rallie volontiers : elle a l’avantage d’éviter les arêtes et les connotations politico-idéologiques.
(...) L’ennui, cependant, c’est que, comme toute motion de synthèse, celle-ci est une véritable auberge espagnole : on y apporte très exactement ce que l’on veut, les partisans de l’inné et ceux de l’acquis continuant, sous la belle apparence du consensus, à défendre leurs anciennes options avec, simplement, un peu moins de vigueur et de netteté. Du Club de l’Horloge à l’antiracisme le mieux pensant, le discours que l’« interaction-complexe-entre-la-nature-héritée-et-le-milieu-environnant », entre le « terrain » originaire et les histoires particulières est, à la virgule près, le même... avec des contenus pourtant, on s’en doute, parfaitement contradictoires !
Les questions et perspectives philosophiques et politiques posées par le déterminisme biologique : p.90 :
(...) Oui, on peut reconnaître la part de l’inné et faire droit aux découvertes de la génétique sans nier la liberté et la responsabilité humaine ni viser je ne sais quel eugénisme en même temps que la mort des sciences humaines ! Au lieu de dissimuler par tous les moyens ce qui serait censé gêner l’égalitarisme démocratique, il vaudrait mieux, en effet, se donner la peine de penser démocratiquement d’éventuelles inégalités. Car la seule question qui vaille est la suivante : quelle devrait être l’attitude d’un démocrate s’il s’avérait que nos comportements étaient, en effet, plus fortement déterminés que nous le pensions par des données naturelles incontournables ?
Plutôt que le mensonge pieux, la vérité courageuse, pour la démocratie et la dignité humaine p.91
(...) Il faut, au lieu de refuser les faits, garder à l’esprit que la démocratie tient plus par la vérité, quelle qu’elle soit, que par l’organisation de mensonges, fussent-ils pieux. Cessons donc de mentir à des Billancourt imaginaires pour ne pas les désespérer et tâchons d’accepter enfin ceci : ce qui est démocratique, ce n’est pas l’affirmation dogmatique d’une égalité factuelle entre les hommes, ni son corollaire, la négation d’éventuelles inégalités de nature. Mais c’est le fait que cette inégalité, fût-elle avérée, ne se traduit pas par l’attribution a priori de privilèges juridiques ou politiques, parce que la dignité de l’être humain est une donnée morale et non matérielle.
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