I-1 PRINCIPE DE LECTURE DE LA STRUCTURE SOCIALE
Les variables de position économique et sociale que sont le revenu, la profession — par exemple sous la forme des PCS de l’INSEE —, le niveau d’éducation, voire le patrimoine, ou des échelles de « prestige » ou de « pouvoir » telles qu’elles sont construites par différents chercheurs, constituent en tant que telles des informations essentielles pour la connaissance empirique des strates sociales, susceptibles d’apporter sur la société un regard intéressant, et qui ont pour avantage, pour le sociologue quantitativiste, de posséder des qualités appréciées de comparabilité synchroniques et diachroniques. Nous pouvons douter que, pour autant, elles
sont la stratification réelle. Notre hypothèse est que ces variables ne font que délivrer des informations et ne sont que des critères au travers desquels le système de stratification se révèle comme par diffraction, en faisant apparaître et en dissimulant de multiples aspect du phénomène empirique. En comprenant ce que nous entendons par stratification sociale, nous sommes plus à même de juger de ce que signifie la mobilisation de telles variables, qui ne fait que dévoiler une partie des faits, en quelque sorte comme la chambre à bulles de la physique des particule ne met en évidence que des signes, à interpréter, de particules dont l’existence est toujours sous-jacente, mais dont la réalité n’est jamais en tant que telle atteinte par les méthodes d’investigation utilisées.
A la question « à quoi bon un détour par la théorisation de la structure sociale ? », la réponse est simple : outre la nécessité de différentier la strate de la classe — qui sera dans notre définition une forme particulière et spécifiquement structurée de strate sociale —, celle-ci doit nous permettre de comprendre les limites de l’exercice auquel nous nous livrons en ne prenant en considération que ces variables classiques — la profession, le revenu, la nature de ce revenu, le niveau d’éducation, etc. — alors que la stratification pourrait être un phénomène fondamentalement multidimensionnel, que ces variables n’embrassent qu’imparfaitement du fait même qu’elles sont trop incomplètes parce qu’elles en segmentent l’objet pour n’en considérer qu’un aspect, alors que le phénomène est essentiellement complexe. Elles laissent ainsi dans l’ombre d’autres aspects, d’une importance variable dans le temps. Il faut donc avant tout nous prononcer sur un principe de lecture de la stratification à notre sens tenable au regard des critiques formulées par les auteurs d’autres constructions passées.
Cette appartenance des individus à une strate sociale, nous la posons comme impliquée par
la position instantanée, stable, et les potentialités d’évolution1, en intensité et en nature, dans le système historique de contraintes et d’attribution des ressources sociales en biens et services2. Ce principe général, global et théorique, ne fixe donc pas
a priori l’existence de groupes spécifiques, homogènes, autonomes, issus d’un fonctionnement social donné : la stratification sociale peut aussi bien résulter de la position dans le système de production, d’une situation de marché, ou encore se présenter sous la forme de statuts juridiques différentiés comme la triade serf-bourgeois-noble de l’ancien régime. Ce principe ne fixe pas non plus,
a priori, les ressources sociales sur lesquelles les individus se fondent généralement pour acquérir cette position et ces potentialités d’évolution : que ce soit l’héritage de droits juridiques différentiés comme dans l’Ancien régime, la propriété des biens de production, la mobilisation de diplômes ou de qualifications reconnus, le contrôle consenti sur les institutions ou l’acquisition de droits sociaux spécifiques ne nous intéresse pas à ce stade général. Ce principe ne prend chair et substance que pour une société empirique, historique, donnée, marquée par des évolutions et des équilibres souvent précaires s’établissant, pour une durée plus ou moins longue, entre les individus et les groupes qui composent ces strates.
Par conséquent, nous qualifierons de strate sociale
l’ensemble des individus partageant une position instantanée, stable, et des potentialités d’évolution, en intensité et en nature, similaires dans le système historique de contraintes et d’attribution des ressources sociales en biens et services. Ce principe de lecture est le résultat d’un travail critique élaboré, qui relève essentiellement de ces cinq points :
attribution des ressources et contraintes ;
position et potentialités ;
nature et intensité ;
historicité ;
similarité.
Chacun de ces points appelle différentes précisions et développements. Il en ressort une conception de la stratification qui ne débouche pas directement sur un « cadastre social » susceptible de décrire fidèlement la société contemporaine. Ce principe n’est donc pas destiné à tracer des frontières vues comme « exactes » dans l’espace social comme visent à le faire le code des Professions et catégories sociales (PCS) de l’INSEE, le schéma de classe de Wright ou de Goldthorpe, ou l’établissement de tranches de revenu posées comme pertinentes, ou encore de « lignes de pauvreté ». L’objet de ce principe est tout différent, puisqu’il pose les éléments que nous considérons comme pertinents pour la lecture de la stratification, et implique le caractère partiel de la réduction de la stratification à la profession ou à un groupement de professions.
Par ailleurs, nous reconnaissons une orientation assez économiste — voire « économiciste » — de cette définition que nous proposons. Elle est nettement orientée vers des aspects et des critères objectifs de la stratification, dans la mesure où les dimensions subjectives caractéristiques du « statut » dans son sens weberien ou du « prestige » — qui peu ou prou transitent par le regard d’un tiers ou la société tout entière sur une profession, une position ou une fonction sociale donnée — n’interviennent nullement ici. Dans notre conception, ce « prestige », subjectif, ne compte que dans la mesure où il a des implications objectives, comme le fait par exemple de rémunérer le pilote de ligne plus que le conducteur d’autobus, ou de considérer comme légitime que le sociologue effectuant un contrat pour une collectivité locale sera soumis au prélèvement de la TVA, et non pas le médecin lorsque ses patients le rétribuent. Ainsi, dans cette conception, le haut prestige ne compte vraiment que lorsqu’il a des implications objectives repérables.