L'APPLICATION EN CLASSE DU MODELE ALLOSTERIQUE D'APPRENTISSAGE DE GIORDAN :
UNE CONTRIBUTION A L'ACQUISITION DES COMPETENCES TERMINALES EN CHIMIE ET EN PHYSIQUE Maryse HONOREZ, François REMY, René CAHAY, Brigitte MONFORT et Jean THERER
Laboratoire d'Enseignement Multimédia (LEM) de l'Université de Liège
Résumé
Comment identifier les obstacles à l'apprentissage et comment les surmonter ? C'est à ces questions que le modèle allostérique de l'apprentissage proposé par Giordan tente de répondre.
L’environnement didactique, développé principalement par les enseignants, y tient une place prépondérante. Motiver les élèves, apporter des informations, modéliser les nouveaux concepts, déterminer les limites de ces modèles…, autant d’activités pour passer « au travers » des obstacles à l’apprentissage dont les principaux sont : les "conceptions" des élèves. La présentation du modèle d’apprentissage de Giordan constitue la première partie de cet article. La seconde partie est consacrée aux résultats d'une recherche qui s'est étalée sur deux ans (1998-2000).
Cette recherche reposait sur l’hypothèse suivante : l’application du modèle de Giordan en classe peut contribuer à l’acquisition de compétences terminales en chimie et en physique, ces deux disciplines constituant le support disciplinaire de la recherche. La première phase de la recherche a consisté à identifier, chez les élèves, les conceptions les plus courantes pouvant faire obstacle à l’acquisition de certaines compétences terminales, à définir des objectifs-obstacles et à mettre au point un ensemble constitué de questionnaires, de CD-ROM, de vidéogrammes et de matériel expérimental pour dépasser ces obstacles. La seconde phase a consisté à expérimenter cet ensemble dans des classes de l’enseignement secondaire supérieur et à évaluer son impact sur les performances des élèves.
INTRODUCTION Les difficultés d’acquisition de concepts scientifiques rencontrées par nos élèves, sont bien connues tout comme le sont leurs critiques des leçons de science (en particulier physique et chimie). Les résultats de l’enquête, réalisée par le LEM en 1990, corroborent ces affirmations (LEM, 1990). Face à ce constat, une réaction s’impose : comment rendre les cours de sciences plus attractifs et plus efficaces ? Parmi les théories contemporaines de l’apprentissage, le modèle allostérique de Giordan a retenu notre attention car il paraît être une voie possible pour résoudre le problème évoqué. La recherche que nous avons menée reposait sur l’hypothèse que l’application en classe du modèle allostérique d’apprentissage de Giordan peut aider les élèves à acquérir des compétences terminales communes aux pratiques scientifiques telles que :
rendre compte de situations et de phénomènes observés ;
savoir démêler une situation-problème ;
être capable d'utiliser le raisonnement logique et l'argumentation.
Dans le cadre de la recherche, nous avons utilisé des notions de chimie et de physique comme supports disciplinaires où des compétences plus spécifiques sont abordées.
A l’issue de cette recherche-action, nous avons pu fournir aux enseignants des disciplines concernées, un matériel didactique, basé sur le modèle allostérique d'apprentissage de Giordan, qui peut s’imbriquer dans les démarches habituellement utilisées par les enseignants. Dans cet article, nous présentons brièvement le modèle d’apprentissage de Giordan ainsi que les résultats obtenus.
1. LE MODELE ALLOSTERIQUE D'APPRENTISSAGE DE GIORDAN Le modèle allostérique d’apprentissage a été présenté en 1989 par André Giordan, professeur à l’Université de Genève et responsable du Laboratoire de Didactique des Sciences. Le terme « allostérique » est repris du vocabulaire de la biologie où il désigne certaines protéines qui modifient complètement leur structure sous l’action d’un facteur extérieur ; elles sont alors efficaces pour la fonction qu’elles ont à remplir. Un exemple : celui de l’hémoglobine qui ne peut fixer l’oxygène qu'après avoir changé de configuration. La synthèse présentée ci-après a été établie à partir de l’importante bibliographie de A. Giordan et des sites internet qu’il a développés autour de ce sujet (voir bibliographie). On retiendra surtout que le modèle :
explicite les principales caractéristiques de l'acte d'apprendre ;
identifie une série d'obstacles à l'apprentissage ;
fournit des indications pratiques sur les environnements éducatifs propres à faciliter les apprentissages.
1.1. L’acte d’apprendre A. Giordan rappelle, avec beaucoup d'autres, qu'apprendre n'est pas un simple processus de stockage de l'information mais une élaboration, une construction de savoirs et de savoir - faire. Seul l’élève peut construire son savoir. C’est par une série de corrections et de rectifications successives des connaissances mobilisées qu’il pourra accéder à un certain niveau de formulation plus proche du savoir scientifique. Ces mécanismes ne sont pas immédiats. Tout est affaire d'approximation, de concertation, de confrontation, de décontextualisation, d'interconnexion, de rupture, d'alternance, d'émergence, de paliers, de recul et surtout de mobilisation. Se constituent alors chez l'élève des structures d'interaction entre les connaissances mobilisées et les informations nouvelles. C’est là que s'organisent les informations et s'élabore le nouveau réseau conceptuel.
Mais, l’apprentissage n’est pas automatique. L’élève peut se trouver dans une situation ou dans un état d’esprit qui fait obstacle à l’apprentissage.
1.2. Les obstacles à l'apprentissage Pour Giordan, les principaux obstacles à l’apprentissage sont les suivants :
l'élève manque d'information ;
l'élève n'a pas envie de changer de conception :
le problème abordé ne le concerne pas ;
les questions posées par l'enseignant ne sont pas celles qu'il se pose ;
l'élève ne se pose pas de question car il croit déjà savoir :
il pense avoir une explication ou il possède des mots qui lui donnent l'impression de connaître ;
il possède un savoir qu'il a déjà expérimenté avec succès dans d'autres circonstances et il s'en satisfait ;
L'élève ne possède pas les outils nécessaires pour comprendre et intégrer les nouvelles données (opérations mentales, stratégies à utiliser, …) ;
L'élève possède des conceptions qui l'empêchent de percevoir la réalité du phénomène ou d'intégrer une nouvelle information qui est en contradiction avec celles qu'il possède.
Remarquons que Giordan préfère le terme « conception » au terme « représentation » qu’il trouve trop polysémique et source de confusion avec les représentations graphiques d’objets, par exemple. Nous adopterons donc le terme « conception ».
Les conceptions peuvent constituer un obstacle très important et méritent que l'on s'y attarde.
Les conceptions Une définition généralement reçue des conceptions est la suivante : « c’est un univers construit de significations, mettant en jeu des savoirs accumulés et plus ou moins structurés, proches ou éloignés des connaissances scientifiques qui leur servent de références » (Clément dans Giordan A., Y. Girault et P. Clément, 1994). Les conceptions forment le modèle explicatif de l’élève, sa grille de lecture de la réalité, du monde. Elles interviennent dans l’identification de la situation, dans la sélection des informations pertinentes, dans leur traitement et dans la production de sens.
Elles forment un tout où se mêlent connaissances scientifiques, croyances, idéologies, dimensions émotionnelles, affectives et esthétiques, … Elles ont une genèse à la fois individuelle et sociale.
L’élève a rarement conscience de ses conceptions surtout si « ça va de soi », s’il les utilise de façon routinière. Il s’interroge peu souvent à ce propos. Comment peut-on faire face aux conceptions des élèves ?
Différents comportements sont possibles. On peut ignorer les conceptions, juste permettre leur expression, ou encore, tenter de convaincre l'élève qu'il se trompe et puis lui transmettre le véritable savoir.
Giordan préconise de "faire avec pour aller contre". Il s’agit de transformer les conceptions en interférant avec elles. Un savoir neuf ne détruit pas le modèle préexistant, mais le plus souvent, l’oblige à s’adapter afin que la nouvelle structure puisse intégrer la connaissance supplémentaire. La connaissance des conceptions de ses élèves donneront à l’enseignant la possibilité d’accroître son efficacité didactique en lui permettant :
d’adapter les finalités et le projet éducatif ;
de définir des objectifs adéquats ;
d’éviter de tenir un discours complètement déphasé par rapport à la réalité des élèves, puisqu’il connaît les domaines que l’élève maîtrise et les moyens qu’il a à sa disposition ;
de se modérer quant à la quantité de matière qu’il se propose de faire acquérir aux élèves ;
de déterminer dans une certaine mesure le choix des processus didactiques ;
d’adapter le rythme du cours.
Comment identifier les conceptions des élèves?
De Vecchi et Giordan (1989) proposent les démarches suivantes : - faire dessiner les élèves ;
- leur poser des questions (par écrit ou oralement) sur l'explication de faits ponctuels que l'on peut rencontrer quotidiennement ;
- leur demander d'expliquer un schéma pris dans un livre ;
- les placer en situation de raisonner par la « négative» ;
- réaliser devant eux une expérience et leur demander comment on peut en expliquer les résultats ;
- leur demander de choisir parmi différents modèles analogiques ;
- les mettre devant des faits en apparence contradictoires et les laisser en discuter ;
- leur faire jouer des jeux de rôle ;
- leur demander la définition de certains mots ;
- confronter la classe à une conception émise par un élève ou même à une explication tirée de l'histoire des sciences ;
- et enfin, être sans cesse à l'écoute des élèves: les conceptions émergent à tous les moments d'une démarche. Un apprentissage réussi est un changement de conception. Mais, les conceptions ne sont pas transformées s’il n’y a pas un travail pédagogique directement sur elles. La simple expression des conceptions des élèves n'est qu'un point de départ pour les activités d'enseignement.
Que faut-il faire ensuite ? Quelles conditions faut-il pour dépasser les conceptions, en particulier, et les obstacles à l’apprentissage, en général ?
Les conditions pour dépasser les obstacles Pour Giordan, plusieurs paramètres doivent être réunis. Ainsi, il faut que : - l'élève soit conscient de ses conceptions, ce qui n'est pas évident puisqu'elles constituent sa grille de lecture du monde ; - l'élève soit confronté à une série de faits convergents et redondants qui déstabilisent le réseau conceptuel existant ; - l'élève relie différemment les informations engrangées ; - les nouvelles notions soient : - différenciées et délimitées dans leur champ d'application au cours de l'apprentissage ; - consolidées par une mobilisation du savoir dans d'autres situations où elles peuvent être appliquées ; - l'élève exerce un contrôle réfléchi sur son activité d'étude et sur les processus qui régissent cette activité, c'est-à-dire qu'il : - réorganise l'information ; - concilie l'ensemble des paramètres précédents pour constituer (s'ils sont récupérables) un nouveau savoir ; - repère les ressemblances et les différences entre les anciennes et les nouvelles connaissances pour résoudre ainsi les contradictions ;
l’élève soit concerné et interpellé dans sa manière de penser.
A la question « que faut-il faire ? », Giordan répond : mettre sur pied un environnement didactique adapté. C'est ce qui a été expérimenté au cours de cette recherche.
1.3. L'environnement didactique Si, seul l'élève peut apprendre, il ne peut le faire seul. L'environnement didactique est primordial.
Pour Giordan, l’environnement didactique introduit la (ou les) dissonance(s) qui perturbe(nt) le réseau conceptuel de l'élève en le confrontant à des éléments significatifs (motivation de l'élève)1. C’est l’enseignant qui met en place les situations d’interaction nécessaires et qui apporte ou fait construire les outils les plus adéquats. Pour Giordan, ces outils ne peuvent être prévus une fois pour toutes; ils dépendent des réactions des élèves ! Pour qu’il y ait restructuration des conceptions, plusieurs confrontations sont nécessaires.
Elles peuvent être de différents types :
élève - élève : il s’agit ici de confronter les conceptions des différents élèves (débats, travaux de groupe, …) ;
élève - réalité : les idées des élèves sont confrontées à la réalité qu’ils côtoient (enquêtes, observations, expérimentations, …) ;
élève - informations : la confrontation est faite dans ce cas avec certains modèles scientifiques (via les enseignants, des livres, des vidéogrammes, …).
L’intérêt de ces confrontations est multiple :
elles créent un conflit ;
elles permettent de prendre du recul ;
elles permettent de restructurer et réaménager le savoir initial.
Au cours de ces confrontations, l'élève prend conscience de la pauvreté ou de l'inadéquation de ses conceptions. De plus, ces confrontations apportent de nouvelles données. Durant les débats, les fonctions de l’enseignant sont nombreuses et variées :
il favorise la discussion et l’écoute ;
il conduit les élèves à expliciter ce qu’ils disent ;
il met l’accent sur les divergences qui apparaissent ;
il prend part à ces confrontations et les alimente en apportant des opinions contraires à ce qui a été dit et en proposant des situations en contradiction avec les schémas de pensée proposés.
Durant cette phase, les élèves expriment et développent leurs idées, argumentent et imaginent des expériences pour vérifier les différentes hypothèses émises. Cette activité stimule la curiosité, renforce la confiance en soi et développe la communication. C'est une phase indispensable pour combattre certaines inhibitions. Ce même environnement didactique confronte l'élève à un certain nombre de formalismes (symboles, graphes, schémas ou modèles). Les modèles doivent être présentés comme des outils approximatifs et non comme des réalités intangibles. Ce sont des instruments d’explication et de prévision. Le modèle ne doit pas être parachuté mais discuté. L’élève doit pouvoir le rectifier en fonction des résultats de ses différentes expériences. L’environnement didactique doit aussi permettre à l'élève de mettre en œuvre un savoir sur le savoir. Des difficultés peuvent être dues à l'image que l'élève a, des mécanismes de production du savoir.
|